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Pour le voyage de sa famille en Suède, Kersten n’avait dit à Himmler que la moitié de la vérité : non seulement il voulait emmener sa femme et ses enfants à Stockholm, mais encore il entendait bien les y laisser indéfiniment.
Mettre Himmler devant le fait accompli était impossible et le laisser longtemps dans l’ignorance, dangereux. Aussi, le lendemain, se voyant accueilli avec la même amitié que la veille, Kersten dit au Reichsführer :
— Les conditions de vie deviennent ici de plus en plus pénibles pour élever des enfants. Je voudrais installer les miens – et naturellement leur mère – en Suède pour assez longtemps.
Himmler ne réagit pas.
— Ils reviendraient l’été prochain, ajouta Kersten.
Himmler considéra le docteur d’un regard singulier et répondit :
— Je ne le crois pas.
Voulait-il dire par là qu’il tenait pour mensongère la promesse de Kersten ? Ou sentait-il obscurément, sans vouloir l’avouer à personne, ni à lui-même, que, l’été suivant, le sort de l’Allemagne et son propre destin seraient réglés de telle façon que le retour de la famille du docteur n’aurait plus d’importance ? Car Paris venait d’être libéré, les troupes alliées avançaient vers le Rhin et les innombrables armées russes roulaient comme des avalanches vers les marches de l’Est.
— Je ne le crois pas, répéta Himmler.
Puis il haussa légèrement ses épaules chétives et dit, au grand soulagement de Kersten :
— Ça m’est égal, je n’ai besoin que de vous.
— Et vous pouvez être certain que je reviendrai, dit Kersten. D’ailleurs, Élisabeth Lube, ma grande amie, ma sœur, reste à Hartzwalde.
— C’est bien ce que je pensais, dit Himmler.
Il était rassuré, il avait un otage.